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un homme marche dans la ville arborée

Urbanisme et biodiversité

Réinventer la ville à l’école de la nature

Par Anne Borrel,

25 Septembre 2020

La biodiversité « est souvent assimilée à l’ensemble des espèces vivantes ». Mais c’est « l’ensemble de toutes les relations établies entre les êtres vivants, entre eux et avec leur environnement ».

‐ Gilles Boeuf

L’impact de l’homme sur la dégradation de la biodiversité ne fait plus de doute. « 75% de la surface terrestre est altérée de manière significative par l’activité humaine. Plus de 85% de zones humides ont disparu. Un million d’espèces sont menacées de destruction. A l’échelle mondiale, des variétés et races locales de plantes et d’animaux domestiqués disparaissent », alerte le dernier rapport de 2019 de l’IPBES, la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques.
Ce que l’on doit à la biodiversité se résume en trois mots, selon le Millenium Ecosystem Assessment commandé par l’ONU en 2000 : le climat (sa régulation, le stockage de CO2, la fixation des particules atmosphériques, l’infiltration de l’eau dans le sol et sa filtration, la régulation des maladies), l’approvisionnement (en matériaux, nourriture, vêtements), la culture (le divertissement, le plaisir de la beauté, les liens sociaux). Plus la biodiversité décroit, notamment, plus les risques de pandémie augmentent : une étude de l’University College de Londres, publiée le 5 août 2020 dans la revue Nature, révèle que moins il y a d’espèces, moins il y a de chances que la transmission du virus soit bloquée.
Le terme biodiversité « est souvent assimilé à l’ensemble des espèces vivantes », précise Gilles Bœuf en décembre 2013, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France. « Mais elle ne peut en aucun cas être assimilée à de seuls inventaires ou catalogues d’espèces. » C’est « l’ensemble de toutes les relations établies entre les êtres vivants, entre eux et avec leur environnement ».
Il serait irresponsable de construire la ville sans favoriser ces relations, afin de répondre à l’urgence environnementale et écologique, d’autant que la demande sociale, les commandes politiques vont dans ce sens. Reste à définir comment. Comment mieux gérer les espaces de vie pour l’homme et les espèces animales et végétales ? Quel type de cohabitation, quelles interactions susciter pour éviter de réduire la nature à une solution technique pour réparer les nuisances humaines ? Comment faire de la ville un écosystème durable au sein duquel de nouveaux usages peuvent émerger ? Tous les acteurs de l’urbanisme devront répondre à ces attentes, avec les habitants.
De son côté, le gouvernement français mobilisera « plus de 20 milliards d’euros » pour que « d’ici la fin de l’année 2021, tous les territoires soient dotés de contrats de développement écologiques », comprenant « des plans d’action concrets », [comme le développement des pistes cyclables, la lutte contre l’artificialisation des sols, inscrite dans le plan national Biodiversité en juillet 2018], a déclaré le Premier Ministre mi-juillet 2020.
Le militant écologiste Rob Hopkins, initiateur du mouvement international Villes en Transition, n’en doute pas : « nous allons connaître les dix années de transformation écologique les plus remarquables de l’histoire », affirme-t-il dans « Le Monde » du 22 août 2020.

L’approche de la ville vivante : comment concilier bâti, biodiversité et usages ?

Les publications de ces cinq dernières années, ou l’appel à projets BAUM (Biodiversité, aménagement urbain et morphologie) lancé en février 2020 par le Puca, en partenariat avec la Direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature (DGALN) et l’Office français de la biodiversité (OFB), prouvent combien la ville biodiversitaire et durable est au centre des réflexions des acteurs de la fabrique de la ville, politiques, urbanistes, architectes, écologues, paysagistes, mais aussi sociologues ou philosophes. « À quand la ville biodiversitaire ? », interroge, par exemple, l’ouvrage d’Emeline Bailly, Dorothée Marchand et Alain Maugard, Biodiversité urbaine, pour une ville vivante (2019). Comment y instaurer une dynamique du vivant ?
Ces réflexions tendent aux mêmes conclusions : il ne suffit pas de combiner l’approche urbanistique traditionnelle à une approche écologique, aussi exigeante soit-elle, pour concevoir une ville plus forte, durable et heureuse. Il s’agit d’envisager le quartier ou la ville comme un écosystème, répondant au désir de nature, d’éthique et de créativité sociale de ses habitants.

Le projet urbanistique traditionnel, conçu par l’homme, « l’espèce dominante », comme disent les biologistes, prévoit l’occupation optimale de l’espace urbain par des aménagements qui abritent ses activités – logement, approvisionnement, travail, loisirs – et des infrastructures de circulation qui bétonnent la ville. Ce projet se préoccupe de densifier l’habitat, de ménager des perspectives, de conserver et restaurer des places ou bâtiments à valeur historique.
« L’apparition de l’écologie parmi les disciplines de l’urbanisme, note Xavier Lagurgue dans Urbanisme et biodiversité (2020), ouvrage collectif dirigé par Philippe Clergeau, […] provoque un questionnement sur le rapport des formes bâties à leur environnement […]. Les trames vertes en tant qu’habitat [des espèces sauvages], questionnent le plan, au même titre que n’importe quel type d’espace urbain », car leur fonctionnement est aussi nécessaire que les aménagements humains. Comment lutter contre la fragmentation écologique, comment maintenir ou restaurer les continuités dans une ville morcelée ? On s’interroge ainsi sur le ratio d’espaces naturels à conserver, la surface de façades ou de toitures à végétaliser. Quels services peut-on en attendre ?
Cette double approche – urbanistique et écologique – « a tendance à instrumentaliser la nature au nom de la biodiversité », alerte Emeline Bailly dans Biodiversité urbaine, pour une ville vivante (2019). « Une nature fabriquée, hautement technicisée – avec ses façades végétales, ses toitures-terrasses aux vertus thermiques, ses noues – se déploie pour réparer les maux écologiques de la métropolisation : lutte contre les pollutions, contre les îlots de chaleur, meilleure maîtrise du cycle de l’eau… Ces innovations « vertes » sont mises sur le marché des villes (…). La nature est alors réduite à une solution technique au détriment des projets de naturation favorables à la biodiversité et aux adaptations aux aléas climatique ».
« Ce sont des écosystèmes qu’il faut mettre en place », martèle Philippe Clergeau dans ses écrits comme dans ses conférences, reconstruire des milieux urbains hébergeant autant les activités humaines que leurs interactions avec la flore et la faune commensales. Des écosystèmes qui remettent l’homme à sa juste place, comme l’écrit Gilles Clément dans ses Carnets du paysage (2010), afin de « s’immerger, s’accepter comme un être de nature, réviser sa position dans l’univers, ne plus se placer au-dessus ou au centre, mais dedans et avec ».
« La perte d’une relation forte à la nature créerait une forme de pathologie urbaine, souligne la sociologue Dorothée Marchand. Si la ville est malade, c’est parce que nous sommes malades nous-mêmes. » « Il n’y a pas de santé durable autre qu’écologiquement fondée », écrivait déjà Robert Barbault en 2006.
« Des tendances émergent pour investir la ville du dehors, observe l’anthropologue Sonia Lavadinho, multiplier les interactions avec l’autre et la nature, faire vivre un écosystème dans lequel il est possible de diversifier les usages, décloisonner les métiers, relier des populations diverses, réinventer l’habitat. » La ville biodiversitaire, plus saine et plus créative, c’est possible.

Biodiversité en ville : état des lieux

« Faire de la biodiversité la priorité n’est plus une option mais une condition sine qua non. C’est une question de vie ou de mort de nos villes », alerte Cyril Trétout, président d’ANMA. Le confinement a renforcé ou réveillé la conscience écologique de la grande majorité des citadins, soulignent de multiples sondages et publications (articles de presse, émissions et podcasts) sur le désir de nature et de biodiversité en ville.
Des freins subsistent pour concrétiser ce désir. Sur Twitter par exemple, des professionnels de l’urbanisme et du bâtiment manifestent leur souhait de « business as usual », et des habitants policés ne peuvent imaginer Paris sans du zinc sur ses toits, et des jardins à l’anglaise. On s’agace de cette vague verte que de plus en plus de politiques, architectes-urbanistes, associations, collectifs et simples citoyens s’efforcent de faire grossir.
Mais le mouvement est lancé et des solutions se mettent en place, portées généralement par des élus et des professionnels du bâtiment, tout en favorisant le décloisonnement des services, la consultation citoyenne et la solidarité. « Il ne s’agit pas de céder à la peur, mais de saisir une chance de donner un nouvel élan créatif à l’urbanisme et à l’architecture, tout en favorisant un élan social », précise Cyril Trétout.

La loi du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbain (SRU), les lois Grenelle en 2009 et 2010, puis la loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové en 2014 (ALUR) ont prescrit le respect de l’environnement dans l’aménagement d’un quartier ou la construction d’un projet immobilier. Les professionnels de la ville doivent notamment respecter les règles de densification, intégrer les trames vertes et bleues, prévoir des services de proximité pour éviter les déplacements inutiles.
Les trames vertes et bleues (TVB), auxquelles on rajoute couramment les trames aériennes (pour les espèces volantes), brunes (pour la biodiversité du sol) et noires (pour la vie des espèces la nuit), sont un outil majeur pour les collectivités afin de répondre à deux problèmes liés : l’érosion biologique et le réchauffement climatique. C’est une « démarche qui vise à maintenir et à reconstituer un réseau d’échanges pour que les espèces animales et végétales puissent, comme l’homme, circuler, s’alimenter, se reproduire, se reposer, interagir et ainsi assurer leur cycle de vie », lit-on sur le site du ministère de la Transition écologique.

TRAMES EN 3D

Pour relier les trames entre elles, et aux réservoirs de biodiversité que constituent friches, espaces verts, parcs, cimetières ou zoos, entretenus sans traitement chimique depuis la loi Labbé (2017), des trames de proximité se développent au sol, (en pointillé, en « pas japonais » lorsqu’il s’agit de pieds d’arbres végétalisés), sous l’impulsion de « Plans canopée » votés par de plus en plus de villes comme dernièrement Milan ou Strasbourg.
Mais ces trames de proximité grimpent aussi le long des façades, sur les toits-terrasses. Des forêts en 3D investissent des réalisations comme le Bosco Verticale, à Milan, de Stefano Boeri. La végétation du mont Revard devrait courir bientôt sur deux immeubles dressés sur les anciens thermes nationaux d’Aix-les-Bains, un projet de réhabilitation de Vincent Callebaut, plébiscité par les habitants. La nature s’installe, d’elle-même cette fois, sur les terrasses et les parois pleines d’anfractuosités, de saillies, d’interstices de l’Ecole des Sciences et de la biodiversité de Chartier-Dalix, à Boulogne-Billancourt, comme elle le fait sur les modénatures, les corniches, les chapiteaux, les ornements de la ville ancienne.
Les villes d’Amérique du Nord prennent des mesures pour accélérer la végétalisation les toitures. À Toronto, depuis 2009, un arrêté impose la construction de « toits verts » pour les bâtiments dont les étages ont une superficie supérieure à 2000 m2. Son « Eco-Roof Incentive Program » subventionne jusqu’à 100 000 dollars l’implantation de toits verts sur tout type de maison et bâtiment. San Francisco a suivi son exemple.
« Pour les opérations immobilières visant un niveau d’excellence en termes de construction durable, d’écologie, d’image de marque », en France, le Conseil international biodiversité et immobilier (CIBI) a lancé en 2014 le label BiodiverCity ®, « un référentiel en même temps qu’une démarche et un label », selon sa définition. Il encourage des initiatives comme les nichoirs, sur les murs ou le toit des bâtiments, les matériaux biosourcés locaux, la végétalisation des bâtiments par les espèces locales. En complément, le CIBI vient de lancer le label BiodiverCity® Ready pour les projets d’aménagement, outil d’évaluation et de valorisation de la prise en compte de la biodiversité à l’échelle du quartier.

PÉDAGOGIE ET PARTICIPATION CITOYENNE

Les oiseaux réapparaissent, mais aussi les araignées et autres insectes : les habitants, émus par l’extinction de grands mammifères comme les ours blancs, se laissent moins attendrir par ce type de petite faune.
Dans leur plan local d’urbanisme (PLU), des villes comme Vancouver (avec son « Greenest City Action Plan ») invitent à un changement de mentalité : accepter d’avoir plus d’insectes chez soi, et des plantes qui n’y ont pas été invitées dans son jardin ou son balcon, de voir débitumer les bords des rivières (un projet annoncé aussi par Anne Hidalgo pour l’une des berges de la Seine). En France et aux États-Unis, de plus en plus de communes organisent, avec l’aide d’associations, des ateliers pour expliquer la différence entre végétalisation décorative et végétalisation qui renforce la biodiversité, sensibiliser au charme de la nature ordinaire et aux vertus de la petite faune. Afin de mieux la connaître et la dénombrer, l’OFB a lancé un appel à projet pour créer un Atlas de la biodiversité communal (ABC).
Les « Green Living Program » en Amérique du Nord, incitent les voisins d’un même quartier à le végétaliser de manière vertueuse. En Angleterre on retient surtout l’exemple de Sheffield où habitants, entreprises locales, propriétaires fonciers, et bailleurs sociaux ayant à charge la gestion du pied de leur immeuble, se mobilisent depuis plus de dix ans dans ce sens. Les habitants de certains quartiers se sont spécialisés et sont devenus prestataires de service dans d’autres.
À Sheffield encore, surnommée « The Outdoor City », commerçants et entreprises se sont regroupés et cotisent pour verdir leur quartier, en développer l’attractivité dans une démarche « Business improvement district ».
À Nantes, la municipalité transforme jardins publics en jardins fruitiers, dont la production se partage avec les oiseaux. Les fermes urbaines se multiplient ; Paris en compte une vingtaine, parmi lesquelles la plus grande d’Europe. À Tours, une initiative citoyenne veut transformer la ville en jardin maraîcher commun, dans le sillage du mouvement mondial « Les incroyables comestibles » lancé en 2008, dans une petite ville d’Angleterre, mais sans autorisation municipale. « Citoyens, citoyennes, résistons, semons des graines », un mot d’ordre relayé par « Le Monde » du 24 juillet 2020.

Enfin, il faut se faire à l’idée d’une ville qui sommeille la nuit. Pour favoriser la vie nocturne de ses onze espèces de chauves-souris, Douai se prépare à instaurer des trames sombres, grâce à un éclairage modulé en fonction de la saison (lumière chaude en été, froide en hiver) et de l’heure : il baisse entre minuit et 5 h du matin mais un détecteur permet qu’il s’intensifie au passage d’un piéton ou d’un cycliste. En période de confinement de nombreuses autres villes ont adopté un couvre-feu.

ÉVALUATION

Reste à évaluer la qualité et la durabilité des systèmes mis en place, à vérifier si davantage d’espèces interagissent favorablement entre elles.
À Berlin, on « quantifie les facteurs biotiques », on teste ce que le vivant fait au vivant en ville, sur les espaces verts, les friches, le bâti. La plateforme expérimentale CityScapeLab a pour fonction de modifier et anticiper les effets de l’urbanisation sur le vivant et la biodiversité, grâce aux réseaux capteurs qui mesurent tous les paramètres environnementaux (température, pression, humidité, luminosité, particules, bruit, etc.) En France, le Puca, en partenariat avec la Direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature (DGALN) et l’Office français de la biodiversité (OFB a lancé en février 2020 un appel à projets de recherche Baum (Biodiversité, aménagement urbain et morphologie). Les projets retenus devraient démarrer avant la fin de l’année. ll faudra attendre plus d’un an avant d’avoir les premiers résultats.

Comment faire la ville et favoriser la biodiversité ?

INTERVIEW CROISÉE

Cyril Trétout, architecte urbaniste, président d’ANMA,
Sonia Lavadinho, anthropologue, fondatrice de Bfluid,
Pierre Audiffren, écologue, géographe, président fondateur de Chic-Planète Consultants.

Pierre Audiffren, est-ce que la protection – et la restauration – de la biodiversité est une évidence pour les acteurs de l’urbanisme ?

P. A. : Non, car la plupart de ces acteurs ne comprennent pas encore ce que le mot biodiversité signifie. D’une part à cause d’une confusion courante entre nature et biodiversité. Favoriser la biodiversité, pour la plupart, c’est réintroduire la nature en ville. Or cela n’a pas vraiment de sens, car le vivant est déjà là, prêt à s’épanouir si on lui en donne l’opportunité, notamment en reconnectant les espaces disjoints. On a dit que le confinement avait fait revenir des animaux en ville. Ils y étaient déjà mais ils ont cessé de se cacher quand l’agitation urbaine s’est apaisée. Le problème c’est la perte de la biodiversité – le déclin ou l’extinction de certaines espèces et la rupture des échanges entre les espèces. Et les urbanistes ne savent pas encore comment faire pour contrer le phénomène. C’est pour cela que nous, les écologues, sommes incontournables – nous que l’on appelait « les compteurs de grenouilles » – pour nos connaissances sur les services écosystémiques. Les appels d’offres commencent à exiger la présence d’un écologue. Le code de l’environnement les y incite.

Cyril Trétout, comment l’approche environnementale conditionne-t-elle votre métier d’architecte-urbaniste ?

C. T. : L’approche environnementale nous oblige à être transversal car, au moment où je vais dessiner quelque chose, je suis obligé de regarder quel impact écologique cela va avoir. Ainsi c’est le site qui fait le projet et non l’inverse. Le soleil, le vent, les gens qui y habitent ou y ont habité, la mémoire, tout cela fait le projet urbanistique ou architectural. Le projet se fait en partant du bas. Il s’ancre dans une réalité.

Ce sont ces principes qui vous permettent d’identifier, de dessiner les trames urbaines de proximité ?

C. T. : Quand on dessine un plan d’urbanisme avec pour principe la nature, un principe auquel on ne peut déroger, on se doit de comprendre le déjà là, « le génie du lieu » (ce que l’on découvre de blessé ou dur, une sente disparue, un passage historique, une zone humide…) pour le raccorder à une échelle plus grande, celle des corridors de biodiversité [les trames vertes et bleues]. Si on ne suit pas ce principe de zoom arrière, comprendre d’abord l’existant – à l’échelle de la proximité – pour le raccorder à un corridor biologique et au reste du territoire, cela ne fonctionne pas.
Aussi faut-il repenser la manière dont on donne les permis de construire. Les contraintes d’optimisation financières ne doivent en aucun cas être une priorité. En revanche, celles imposées par la nature du site doivent être une priorité absolue. Il faut prendre le temps de mener les études préalables, indispensables, passionnantes, comme celle que nous menons actuellement sur le marais de Brière, à Saint-Nazaire.
Ce qui est positif, c’est que cela nous invite à travailler avec l’intelligence des autres, d’autres domaines (écologie, domotique).

Lorsque vous répondez à un appel d’offres pour un bâtiment – pour tant d’appartements, tant de parkings, de caves… –, comment, avec toutes ces contraintes, faire du respect de la biodiversité une contrainte prioritaire ?

C.T. : Faire de la biodiversité la priorité n’est plus une option mais une condition sine qua non. Non seulement c’est possible mais encore c’est urgent. C’est une question de vie ou de mort de nos villes. On ne doit plus creuser, perturber les nappes phréatiques, démolir. On peut améliorer la capacité à introduire la nature en ville, inciter à ce qu’elle soit intégrée au bâti, à accorder autant d’importance au plein et au vide. La nature qui fait respirer peut être générée dans l’espace public comme dans le bâtiment de façon plus rentable, si on fait des bâtiments traversants, si on utilise les ressources du vent pour les rafraîchir, et du soleil, en captant systématiquement son énergie.
Quand on parle de « construction », on parle de 1 % des parcs et logements en France. Dans ces conditions ce qui devrait se construire devrait être exemplaire, parce que cela ne représente que 1 %. Or, sur ce pourcentage, la moitié de ce qui se bâtit ce sont des maisons individuelles. On a favorisé l’idée, avec des coûts et des délais imbattables, que les maisons Monopoly répondaient à un désir légitime de confort et de vert. La ville moyenne se densifie et les actions de construction ne sont pas à la hauteur du confort désiré.
Comment réintroduire ce confort souhaité par chacun – dont fait partie la biodiversité – dans les copropriétés ? Je pense que le patrimoine industriel devrait être réhabilité pour répondre à ces aspirations. Mais qui paie le désamiantage ? La dépollution ? Comment financer la réhabilitation du patrimoine abandonné ?
Par ailleurs, je pense qu’il est urgent d’accorder davantage d’attention à nos rues.

Sonia Lavadinho, est-ce que le désir d’habiter la rue se lit dans les usages émergents de la ville ?

S. L. : On est entre deux tendances. Une tendance à l’immobilité, une façon d’habiter appartements, bureaux ou voitures : la ville du dedans. Ses problématiques, c’est comment gagner des mètres carrés pour agrandir son salon – en faisant une cuisine ouverte généralement –, comment passer directement au parking pour monter dans sa voiture, la garer dans un nouveau parking, pour s’asseoir dans un nouvel espace intérieur. Dans cette ville du dedans on est beaucoup assis. Pourtant, « l’ennemi public n°1, c’est la chaise », selon un ami médecin.
Mais il y a une autre tendance, un retour fort à la ville du dehors qui est une façon d’abord d’habiter son corps, de le faire bouger vers l’extérieur. La maison s’hybride d’espaces intérieurs et extérieurs à la fois comme les « outdoor kitchen », des « rooftops ». Le confinement en ville a accru un désir fort de sortir, d’habiter la rue, la ville du dehors.
Les études montrent que dès qu’on met plus de nature en ville, les gens sortent et entrent davantage en interaction. Or dans la plupart de nos villes françaises, à peine a-t-on mis le pied dehors que l’on a envie de s’évaporer. Il y a une responsabilité de tous (politiques, urbanistes…) à fabriquer une ville du dehors, que l’on puisse aussi habiter.

Comment ?

S. L. : Il faut d’abord soigner la deuxième peau des immeubles, du premier mètre au premier kilomètre. A commencer par l’immeuble lui-même : regardez les deux tours du Milan Bosco [« les forêts verticales »] de Stefano Boeri. Ce sont des écosystèmes entiers, qui introduisent à la verticale insectes, petite faune. On y entend chanter les oiseaux. Elles invitent à sortir de sa coque, et à ne pas se précipiter dans une autre coque, mobile cette fois (la voiture).
Les premiers cent mètres, s’ils répondent au désir de nature et de poésie de celle ou celui qui passe la porte, incitent à continuer dans le mouvement du corps, à marcher, à prendre son vélo.
Dans les 400 et 500 m suivants, on devrait trouver la réponse à ses besoins quotidiens, dans un cadre qui permette aussi de se poser, de souffler un peu, de passer un coup de fil, d’attendre la fin du cours de piano de son enfant, par exemple.
On a investi massivement dans des endroits qu’on ne fréquente qu’une à deux fois par an, loin de chez soi, mais on ne se sait pas faire des endroits agréables pour y passer 5 à 15 min, des endroits qu’on fréquente tous les jours. C’est cela le défi de la décennie à venir : offrir aux gens, dans un rayon de 500 m de chez eux, des espaces de nature heureux quand ils ont un moment. En cela le Danemark et les Pays Bas maîtrisent beaucoup mieux leur foncier que la France pour fabriquer une ville du quotidien, qui favorise les interactions, et la biodiversité humaine, une ville sensorielle et expérientielle, à tous les âges, dans tout rapport interactionnel (en famille, au travail).
Les adultes connaissent mieux le quartier d’habitat que de travail, c’est dommage.
J’avais organisé pour Rolex une expérience de la ville comestible à Genève : une chasse cueillette en ville, à l’heure du déjeuner. Les gens avaient également apporté un pique-nique pour ne pas mourir de faim ! On était étonné de voir tout ce qui était comestible et ne l’était pas.

Pierre Audiffren, comment encourager cette tendance à habiter une ville du dehors, respectueuse de la biodiversité ?

P. A. : D’abord en changeant de modes de vie. Je vous donne un exemple de l’incohérence à laquelle ils nous soumettent. Dans ma région, un maire a voulu mettre en place des jardins partagés mais personne ne s’en occupait. Il a donc pensé que les gens ne savaient pas jardiner. Il a fait cultiver les jardins partagés par des jardiniers. Mais personne ne récoltait les fruits et les légumes. Pourquoi ? Parce que les gens des quartiers où il avait implanté les jardins ne savaient pas cuisiner ou n’avaient pas le temps de le faire, à cause du rythme effréné auquel ils étaient soumis. Et pourtant, l’idée leur plaisait ! Il faut changer son rapport au temps, changer de rythme, ralentir, marcher, prendre son vélo, pour investir l’espace, se l’approprier, le partager.
Ensuite, revoir sa représentation de la nature. On a l’habitude d’une nature « propre », travaillée, exotique qui n’est pas la plus favorable à la biodiversité. Il faut au contraire s’intéresser aux espèces indigènes et à la nature ordinaire. Les scientifiques ont été les premiers à distinguer les espèces utiles et celles qui le sont moins. Comme s’il y avait des gens utiles, et d’autres pas. Tous les vivants sont essentiels. Tous dépendent les uns des autres. Ayons l’humilité de reconnaître cela. Pendant des centaines d’années, nous et notre environnement avons évolué ensemble, et cette coévolution doit continuer ainsi.
De là une nécessité d’instruire enfants et adultes des services écosystémiques rendus par la nature, dont on ne sait pas tout encore, réaliser notre dépendance à ses services (alimentation, dépollution, etc.).
Enfin, comprendre que ce n’est pas difficile et qu’il faut systématiquement intégrer ce paradigme dans les opérations d’aménagement. La nature s’invite facilement en ville, si on lui en donne les moyens ; dans les grandes familles des espèces végétales et animales, c’est comme chez les familles humaines : l’un sera aventurier, l’autre aimera la ville, l’autre la campagne… Il n’y a pas besoin de grands aménagements pour permettre à chaque animal ou plante, s’ils s’invitent en ville, de vivre leurs cycles quotidiens, saisonniers, pluriannuels respectifs. Il a suffi qu’un de mes amis plante quelques espèces locales dans son jardin, parmi lesquelles un noisetier, pour faire venir un écureuil roux. Ce sont ces cadeaux imprévus de la nature qui vous rendent heureux !

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