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Low-tech cities, cities of innovation

By Anne Borrel,

21 January 2022

“Common sense may as well run its course; no one will run after it.”

‐ based on a popular saying in Lyon

INTRODUCTION

Bordeaux, Lille, Lyon, Paris, Poitiers et Strasbourg se sont prêtées tout au long de l’année 2021 à une étude sur la low-tech, à paraître en février 2022, menée par le Labo de l’ESS, think tank de économie sociale et solidaire.
Le titre de l’étude, « Pour des métropoles low-tech et solidaires », sonne comme un manifeste.

La démarche low-tech connaît un engouement croissant sur l’hexagone, poussée par des publications comme « L’âge des low-tech – Vers une civilisation techniquement soutenable » (2014), de Philippe Bihouix, ingénieur et directeur général d’AREP, ou le « Manifeste pour une frugalité heureuse » (2018), cosigné par les architectes Dominique Gauzin-Müller et Philippe Madec, l’ingénieur Alain Bornarel. Ou encore par les travaux du Low tech Lab.

« Il ne s’agit pas de s’opposer de façon simpliste à la smart city, dont les définitions sont multiples, explique Florian Laboulais, chargé de l’étude au Labo de l’ESS, mais d’écarter l’idée que, pour chaque problème urbain, la meilleure solution repose systématiquement sur une technologie de pointe : le solutionnisme technologique.

La technologie peut être pertinente, si on l’utilise au bon moment, de façon proportionnée. L’usage de solutions numériques, par exemple, peut apporter à la ville des solutions innovantes. Mais souvent il existe des alternatives moins intenses en technologies.
Les villes, semble-t-il, auraient intérêt à parier davantage sur l’intelligence sociale, notamment par des coopérations entre acteurs publics et privés, pour répondre aux défis d’aujourd’hui. L’objectif de notre étude est d’aider les villes à s’appuyer sur l’approche low-tech pour mener à bien leur transition vers plus de durabilité, de résilience et de solidarité ».

Une note de « La Fabrique Écologique », publiée en 2019, explique les principes de la démarche, en se référant à des produits ou des services. « Ce terme formé par antonymie avec le high-tech (…), désigne les innovations durables (produits et services) prenant mieux en compte les contraintes sur les ressources, se focalisant sur le développement de technologies sobres, agiles et résilientes, mais aussi sur les composantes organisationnelles, sociales, sociétales, commerciales, culturelles, systémiques… de l’innovation. Elle permet d’explorer d’autres voies, complémentaires (au moins dans un premier temps) voire alternatives (à terme) de l’innovation high-tech. »

« Dans ce monde ultra technologique, il serait difficile d’estampiller ou de labelliser un produit ou un service low-tech, commente Philippe Bihouix. C’est un peu relatif… La question c’est peut-être : est-ce que l’on est plus ou moins low-tech ? J’aime bien prendre l’exemple du vélo. Le dérailleur, le câble de frein, la lampe LED, la chambre à air dont il faut vulcaniser le caoutchouc, ça ne se fait pas sur un coin de table ! Mais finalement le vélo, quand on l’a en main, c’est low-tech : ça consomme très peu de ressources, c’est facile à conduire, à réparer (ou du moins, c’est facile de comprendre pourquoi il est en panne et à quel endroit). Il est low-tech, mais accroché à une série d’industries high-tech ».

 

« Quand on extrait tous ces principes de conception low-tech (sobriété, simplicité de fabrication et d’utilisation, durabilité, résilience, accessibilité à toutes et tous), et qu’on essaie de les appliquer à la ville avec tout ce que cela englobe de consommation d’énergie, de consommation de ressources naturelles, de coopération entre les habitants et les acteurs économiques, cela peut donner quelque chose d’assez extraordinaire », relève Jean-Baptiste Thony, conseiller municipal auprès du maire de Bordeaux pour l’économie circulaire, le zéro déchet, la propreté et la monnaie locale.

C’est tout l’enjeu de cette étude du Labo de l’ESS, « Pour des métropoles low-tech et solidaires ». « Ce qui se joue c’est une prise de conscience, résume Quentin Mateus, ingénieur, porteur de projets au Low-tech Lab, qui recense puis diffuse les pratiques low-tech auprès des particuliers, des entreprises et des collectivités territoriales. Le modèle de l’ingénieur expert, par exemple, n’est pas satisfaisant, déconnecté au fond des besoins réels des personnes, et des usages.
Plutôt que de breveter, privatiser, accaparer, concentrer les compétences, au service de la course-en-avant technologique, de plus de marchandisation et de consommation, n’est-il pas aujourd’hui plus intéressant de participer à redonner du pouvoir d’agir aux personnes, dans une perspective de démocratie technique ?

Autrement dit, de développer de nouvelles façons de coopérer, d’apprendre, d’expérimenter, d’instituer, de produire, de consommer, qui soient plus simples, plus locales et plus résilientes, plus conviviales et plus justes ? D’oeuvrer à (re)démocratiser des connaissances techniques et des savoir-faire essentiels, pour que, dans la mesure du possible, les habitants, aient plus d’emprises sur les systèmes et services dont leur quotidien et leur subsistance dépend (se vêtir, ne nourrir, se chauffer, se déplacer, etc.) ? »

La région Bretagne a déjà intégré cette démarche en 2020 à sa politique économique. Bien d’autres Villes, comme Tours, s’y intéressent sérieusement. Camille Justeau-Morellet, ingénieure, y a fondé en 2020 l’association Low-tech Touraine, « une région qui foisonne de projets », souligne-t-elle. Son maire, Emmanuel Denis, a fait de la low-tech l’un des trois axes de son mandat. « Les low-tech, c’est tout l’inverse de l’obsolescence programmée ». « Nous envisageons d’ailleurs de développer de nouveaux projets avec les écoles d’ingénieurs de Tours », annonçait-il le 22 août 2020 sur France 3.

Le mouvement se diffuse au-delà du champ de l’ESS : le bureau d’études Elan travaille à un label low-tech pour le bâtiment, une initiative de l’association Low-tech Building.

Pendant que la French tech lève des fonds célébrés régulièrement dans les médias, la French low-tech fait aussi parler d’elle, et c’est tant mieux. « Personne n’est laissé au bord de la route, commente Odile Soulard, architecte urbaniste à l’Institut Paris Région. Cela contribue aussi à la santé démocratique du pays ».

Low-tech: a new way of building, a new way of living

L’usage de matériaux de construction géosourcés, biosourcés ou simplement réemployés, si possibles locaux, induisent de nouvelles façons de construire, auxquelles les habitants prennent parfois leur part.

Bois de palettes, bâches de plastique, toile enduite… Des matériaux de fortune ont investi les espaces publics urbains depuis le premier confinement en 2020, pour répondre aux besoins des citadins soumis à la pandémie. Des tentes pour vacciner, davantage de terrasses pour se restaurer, et même des “tiny houses” pour loger les plus démunis à Villeurbanne ou à Tours en 2021.
L’architecture éphémère, légère, investit la ville au même titre que l’architecture pérenne.
En parallèle, « construire moins, mais construire mieux » s’inscrit dans les cahiers des charges des municipalités et des constructeurs, contraints par la règlementation RE 2020. L’usage d’éco-matériaux se développe. Les métiers du bâtiment se repensent, pour le bien-être des habitants. Pour respecter l’objectif ZAN (zéro artificialisation nette), la requalification du patrimoine immobilier se généralise, parfois en collaboration fructueuse avec les habitants.
Petit tour des expérimentations low-tech à Tours, Caluire et Lyon.

HABITATS LÉGERS URBAINS

Sur le quai Marmoutier à Tours, sept tiny houses et des caravanes attendent leurs habitants, ce lundi 29 novembre 2021. Du jamais vu en plein quartier bourgeois. Ce projet expérimental, lancé par l’association Entraide et solidarités, est soutenu par la ville pour loger les sans-abri. Fabriquées par la menuiserie Henry, à Saint-Cyr-sur-Loire qui jouxte la ville, « elles sont aménagées comme un studio avec douche et WC », précise « La Nouvelle République » du même jour. « La mise à l’abri, associée à un accompagnement social et à un accès aux soins, se veut une transition douce entre la rue et le logement », explique la directrice générale de l’association, Christelle Deghani. En renfort, six caravanes « où vivront des personnes en grande exclusion sociale. Leurs animaux seront acceptés ce qui généralement est un frein à l’hébergement des plus démunis ».

Les hameaux légers, ensemble d’habitats réversibles (généralement des tiny houses de bois), ne sont plus réservés aux zones rurales. Cette forme d’éco-hameau, apparue en 2021 encore à Villeurbanne, pour loger dix-sept mères seules avec leurs enfants en zone urbaine, ou tout près de Nantes, à Rezé, est vouée à s’étendre : les 3e et 9e arrondissements de Lyon se préparent à accueillir de nouveaux « hameaux légers ».

ARCHITECTURE SANS ARCHITECTE

Ces alternatives au modèle traditionnel du logement urbain s’inspirent de l’architecture vernaculaire, « une architecture sans architecte », pour reprendre le titre de l’exposition montée en 1969 par Bernard Rudofsky au Museum of Modern Art (MoMa) de New York. Frugale, écologique, économique, rapide, marquée par la culture d’un territoire d’où elle tire ses matériaux, la construction vernaculaire est assurée par des hommes, sur le modèle d’autres hommes.

Pour s’inscrire dans ce modèle traditionnel, l’architecte Gilles Perraudin a choisi la pierre « de simples blocs ». « Elle reste pour moi une source intarissable d’inspiration et de réflexion », confie-t-il lors d’une conférence, le 16 novembre 2021, au Pavillon de l’Arsenal, intitulée « Architectes sans architecture », clin d’œil à Bernard Rudowsky.

Les constructions en pierres de Gilles Perraudin se veulent intemporelles et s’inscrivent dans n’importe quel paysage. Son atelier vient de livrer fin novembre 2021 à Caluire un immeuble mixte en pierres de taille porteuses, commande de Daniel Damidot, menuisier et meilleur architecte de France. Au rez-de-chaussée, un fab lab de menuiserie ; « l’enfilade des arcs permet la succession d’espaces de travail ouverts ». « Un arc, ça se fait très vite, précise l’architecte. Le Pont du Gard n’a pas dû être construit en plus de trois à cinq ans, contrairement à ce que l’on croit ». Au-dessus, des bureaux, surmontés de trois étages de logements, le dernier en duplex, face au Rhône. « Les planchers n’ont pu être réalisés en bois, déplore-t-il, et nous avons été condamnés à faire des planchers en béton, ce qu’on estime une mauvaise idée, mais la dépollution du sous-sol a grevé notre budget ». Des coursives extérieures ou courées, dispositif très courant à Lyon, permettent d’accéder à son appartement par l’extérieur ou l’intérieur : on voit les gens descendre des étages ou y monter.

« Cet édifice pourrait incarner la ville du futur : une ville où l’on retrouverait la superposition des fonctions : logement, travail, loisir, enseignement dans un même immeuble. C’est ainsi que la ville était faite autrefois. Les idéologues du développement moderne ont mis à bas cette idée simple : rester sur place fait des économies de transport. Quant aux pierres, elles peuvent se démonter et se remonter ailleurs. »
Le coût ? 2,5 millions d’euros HT, pour 1 272 m2, soit 1 272 euros le M2 HT. « La vingtaine d’années d’expérience de l’agence lui permet de gérer des projets aussi bien en termes de coûts que de délais et de performance », assure Gilles Perraudin. La construction est, selon lui, très rapide et très économique. Pour ces murs de 40 à 50 cm d’épaisseur il n’est besoin ni de joints ni d’enduit, ni de peinture : « la pierre se donne à voir dans toute sa splendeur ». Les chantiers sont propres et silencieux – hormis les grues.

« Construire en matériaux biosourcés ou géosourcés nous oblige à reconsidérer nos métiers, nous expliquait Fabrice Denis interviewé pour un précédent dossier. Il faut se soumettre aux lois de la matière utilisée ». Ce que confirme Gilles Perraudin. « Nous devenons des architectes sans architecture (…). La contrainte est libératoire. En me libérant de l’invention des formes par une soumission à la matière [la pierre], les formes deviennent indépendantes de moi. Puisqu’elles deviennent indépendantes de moi, ces formes autorisent l’acte d’habiter ; les habitants ne sont plus soumis à la forme qui les empêche, mais à la matière, source inépuisable de sens. N’importe qui sait faire de ses mains, comprendre la matière, la guider, la porter avant de la laisser vivre au service des habitants peut faire mon métier. »

VITALITÉ SOCIALE

« Je pense qu’on est presque tous architectes, parce que l’on est tous habitants. On a tous un avis, surtout les enfants », disait sur le plateau de TV5 Monde, en février 2021, Patrick Bouchain, grand prix de l’urbanisme 2019, inventeur de l’architecture à haute qualité humaine (AHQH). « On peut former très vite des gens à la vaccination, on pourrait très vite former des gens à l’architecture. Dans les écoles et dans la rue ».

Ainsi à Boulogne-sur-Mer, rue Auguste de la Croix, son agence sauve de la destruction 50 maisons locatives sociales, en 2010, en employant la somme de la démolition pour leur restauration. Certains des habitants mettent la main à la pâte quand leurs compétences le leur permettent, dans la tradition des Castors, mouvement d’auto-construction coopérative d’après-guerre.

L’architecte Sophie Ricard, membre de son équipe, s’installe au n°5 pour réfléchir avec les habitants à leurs besoins, pour rendre les maisons plus habitables : casser une cloison pour agrandir, ajouter une fenêtre, réparer les fuites, un travail visible dans le film de Jacques Kebadian et Sophie Ricard, “La maison de Sophie”. L’architecte n’a quitté le chantier qu’après avoir formé les habitants à l’entretien et les petites réparations d’une maison.

« Partir de l’existant, faire du réemploi me semble une évidence, commente Patrick Bouchain. On peut avoir un confort moins conventionnel et avoir plus de plaisir à y vivre. C’est une architecture moins technocratique et plus démocratique. »
L’objectif ZAN contraint désormais les communes à recycler l’urbain et à préserver les sols, y compris au sein de la tâche urbaine. La règlementation RE 2020 à construire en limitant les émissions carbones, en respectant la biodiversité. Les bâtiments y gagnent en longévité, réinventés pour évoluer dans le futur tout en favorisant l’intensité d’usage.

À Lyon, l’ancien collège Truffaut, construit entre 1884 et 1887 dans le 1er arrondissement de Lyon, désaffecté depuis 2013, a été repensé par Linkcity Sud-Est et les agences d’architecture BAAMA et Archipat, architecte du patrimoine pour retrouver une deuxième vie en 2022.

Les façades et les grandes menuiseries, les modénatures, seront conservées, indique le communiqué de presse. Dédié à la jeunesse, conformément au cahier des charges de la métropole de Lyon, il se prépare à accueillir sur ses 5 500 m2 de planchers neufs une résidence étudiante sociale, un hostel, bâti sur le modèle des auberges de jeunesse, une crèche, des bureaux et un tiers lieu. Le bâtiment sera modulable au fil du temps.

D’anciens bureaux de collégiens connaissent eux aussi une deuxième vie. « Ils ont été reconvertis en meuble, entré au Mobilier national », révèle Cécile Thévenin, directrice de la Transition environnementale du pôle « Construire autrement » de Bouygues Construction.

Les arbres de l’ancienne cour de récréation, agrémentés de nichoirs, suivront l’évolution du bâtiment. La cour « conservera sa vocation originelle (…) pouvant être aménagée pour du cirque, du cinéma ou autre, surtout selon les besoins du site et du quartier ». L’accès à l’ancien collège « sera public en journée, répondant ainsi à un souhait d’une ouverture du site vers l’extérieur et pour l’extérieur ».

LABEL LOW-TECH BUILDING

Pour stimuler la construction et la restauration low-tech, et le passage de la théorie à la réalisation concrète en évitant le « low tech washing », l’association Low tech building a fédéré plusieurs bureaux d’études dont ELAN, filiale Conseil en immobilier de Bouygues Construction, pour créer un label “Low Tech building”. « Publié au premier semestre 2022, explique Cédric Nicard, co-fondateur de l’association, son référentiel s’appuie sur trois piliers : la sobriété dans la construction comme dans l’exploitation, la raison d’être (offrir une réponse aux besoins réels des habitants : héberger, protéger l’activité humaine, servir d’interface dans un quartier, créer un maillage qui fait sens), la résilience ». Il sera notamment expérimenté sur le projet Flaubert, un quartier situé au cœur de Rouen, en bord de la Seine, un projet qui vise l’excellence environnementale.
Quant à la règlementation en vigueur, elle n’est pas toujours adaptée à la construction low-tech, selon Gilles Perraudin. D’ailleurs, en faisant participer les futurs habitants à la construction ou la restauration de logements sociaux, Patrick Bouchain avoue souvent transgresser les normes. « Je n’ai jamais accepté, témoigne Gilles Perraudin, quand des bureaux de contrôle ou des ingénieurs me disent qu’il faut absolument mettre des chainages en béton de renfort à l’angle. En retour, je leur demande de s’engager à prendre la responsabilité de mettre du béton dans la pierre. Et ils reculent… Il faut être parfois être un peu persuasif… ».

Urban low-tech territories

« Construire un territoire low-tech c’est permettre aux habitants d’habiter pleinement leur ville, de monter en compétences, pour répondre eux-mêmes à leurs besoins autant que possible, et pour gagner en liberté. Cela passe aussi par le fait de renaturer ensemble l’espace qui nous abrite, un espace public apaisé. » Jean-Baptiste Thony, conseiller municipal auprès du maire de Bordeaux pour l’économie circulaire, le zéro déchet, la propreté et la monnaie locale.

Qu’est-ce qu’un territoire urbain low-tech ? Pour l’instant, la définition reste floue. Des experts planchent sur la question. Le Labo de l’Economie sociale et solidaire en esquissera une définition, dans son étude-action « Pour des métropoles low-tech et solidaires » attendue en février 2022. L’Institut Paris Région et AREP livreront une étude sur la ville low-tech à peu près à la même date.
« Rappelez-vous la méthodologie, nous souffle Florian Laboulais, chargé de l’étude au Labo de l’ESS. Tout part de la question : est-ce que la ville répond aux besoins de ses habitants avec des solutions frugales, agiles, et résilientes pour le territoire, qui développent la coopération entre les différents acteurs de la commune et l’agglomération ? ».
De même qu’il n’y a pas de solutions 100% low-tech, il n’existe pas de ville totalement low-tech. Néanmoins à Bordeaux, Lyon, Paris, New-York même, pour ne citer que quelques exemples, l’approche low-tech gagne du terrain.

MAISON DE LA LOW-TECH

Pour accélérer l’expérimentation de la démarche et sa diffusion dans le territoire de Bordeaux, Jean-Baptiste Thony travaille à un projet de “Maison de la low-tech” : un espace public collaboratif dédié à la recherche, au développement des usages, des outils et services low-tech. « Pour modifier nos modes de vie, nous rendre moins technico-dépendants, et nous donner plus de liberté, tout simplement ». Reste à trouver l’endroit.

Idéalement, une maison en ruines à restaurer par un chantier participatif ? « Oui, idéalement, sourit Jean-Baptiste Thony. Au rez-de-chaussée, des fab lab et des ateliers high-tech pour expérimenter la conception assistée par ordinateur, une imprimante 3D, toutes sortes d’outils permettant d’économiser des ressources, et des espaces de co-working ouverts aux associations, artisans, habitants curieux ou convaincus, soucieux de développer leurs compétences. Un espace de logistique aussi, pour une AMAP.
Au premier étage, un open space pour les entrepreneurs développant une activité liée à la low-tech, qui pourraient passer du co-working à la création d’une Coopérative d’Activités et d’Emploi (CAE). Des métiers de la construction ou liés à la construction qui n’ont pas forcément l’habitude de travailler ensemble, par exemple.
Au deuxième, un appartement témoin et une serre urbaine sans capteurs qui pourrait être visitée par le grand public. »

La montée en compétences des habitants, pour répondre eux-mêmes à leurs besoins énergétiques, s’expérimente déjà à Lorient. AEZEO, une sorte de la maison de la low-tech dédiée à l’autonomie énergétique, forme particuliers et professionnels à fabriquer des panneaux solaires, des éoliennes ou des poêles brûleurs, pour tirer eux-mêmes parti des énergies renouvelables. Il s’agit de développer des structures à l’échelle du bâtiment, de dimensionner l’installation, la positionner et la mettre en service. Assurer sa propre consommation énergétique permet de limiter l’effet rebond (plus on a de production énergétique, à plus grande échelle, et plus on consomme).

OCCUPATION ACCRUE DES ESPACES EXTERIEURS

La démarche low-tech se lit également sur l’espace public. Des grandes villes comme Paris et Lyon comptent toujours plus de marchés, « lieux d’échanges de marchandises et d’idées », précise le site de la Ville de Paris. Ils investissent davantage de trottoirs, de places publiques, de parkings. Des marchés de l’après-midi ont été créés ces deux dernières années dans les deux métropoles « liés à de nouveaux styles de vie et afin de permettre aux marchés de mieux s’adapter à cette évolution. D’autres marchés en après-midi sont envisagés pour améliorer l’offre et diversifier les sources d’approvisionnement ». Autant d’économie de terres artificialisées par des supermarchés.
Dans ces métropoles toujours, des terrasses de restaurant se sont ouvertes sur les trottoirs, les rues, les places après le premier confinement. Les « rues aux écoles », fermées aux voitures mais ouvertes aux jeux des enfants, se sont multipliées, comptabilisées depuis septembre 2020 par « Le Parisien ». Les espaces végétalisés par les habitants abondent.

Ainsi la tendance est à l’occupation plus intensive des espaces publics, comme des espaces intérieurs, dans les métropoles ; pour être vivantes, agiles et résilientes, ces villes ont aussi besoin de vide, selon Claire Lesieur, chargée de recherche au CNRS, Institut des systèmes complexes de Lyon (IXXI ENS Lyon) & Laboratoire Ampère.
Ses travaux sur l’agencement des acides aminés à l’intérieur des protéines l’ont amenée à s’intéresser à la gestion de l’espace urbain. « Les acides aminés ont besoin d’espace pour que la molécule bouge et accueille des acides aminés plus gros. De la même façon la densification urbaine, qui offre de nombreux avantages (réduire la mobilité, mutualiser les services…), doit s’accompagner de vide, pour apaiser les tensions dues à la promiscuité, à des logements plus petits qu’en zone rurale. Et pour laisser de la place à des constructions futures, éphémères ou non. » Des espaces propices aussi aux rencontres, aux échanges pour « faire territoire ».

ESPACE PUBLIC APAISÉ

Le partage de l’espace public, malgré ces bénéfices, « n’est pas sans soulever des tensions entre pouvoir public et citoyens », observe Basile Baudez, historien de l’architecture, professeur assistant à l’université de Princeton (New Jersey, USA) au département d’Art et Architecture, spécialiste de la question.
« À New York, par exemple, le Covid a développé un fait nouveau : l’usage de la terrasse. Places et rues, régulées par les pouvoirs publics, sont exposées à la volonté toujours plus forte de les occuper et de les privatiser. Certains restaurants ont reçu l’autorisation d’ouvrir une terrasse, pour la première fois ; chaises et tables occupent une partie des trottoirs voire des voies cyclables, ce qui les privatise.
Une partie des gens protestent quand d’autres y trouvent leur compte. New York est la ville des États-Unis qui compte le taux le plus élevé de restaurant par habitant. Cela s’explique par la petitesse des logements et une intensité du temps de travail, surtout chez les avocats ou les financiers de Wall Street. Beaucoup sont célibataires, sortent à 22h et ne mangent pas chez eux.
Les restaurateurs veulent conserver l’autorisation d’établir des terrasses, donnée à titre exceptionnel pour soutenir l’industrie. Au départ c’était un peu la loi de la jungle, mais petit à petit, la mairie essaie de contrôler les terrasses pour des raisons écologiques : les matériaux utilisés ne sont pas toujours sains, les chauffages électriques sont illégaux car très polluants. Le maire nouvellement élu donnera le dernier mot.
En parallèle, l’usage du vélo s’est énormément développé, pour des déplacements personnels et la distribution à domicile (on compte 70 000 “delivery guys” à NY, très mal payés, mais c’est autre chose) et c’est parfois l’anarchie sur les voies de circulation douce.
Là encore, ce sera au maire de régler le problème ! »

MOBILITE DOUCE

À Bordeaux comme à New-York, la mobilité douce s’est considérablement développée, dans une démarche low-tech, et le partage des voies de circulation « peut être sauvage », constate Didier Jeanjean, adjoint au maire chargé de la nature en ville et des quartiers apaisés. « Je ne fais pas la police, plaisante-t-il en donnant sa fonction. Quartiers apaisés dans le sens urbanistique du terme, grâce au partage équitable de la voirie, et à la renaturation ».
« Nous sommes la troisième ville la plus congestionnée de France, poursuit-il. Mais l’usage du vélo s’est intensifié de 30% en octobre 2021 par rapport à l’année précédente, de 40% en novembre, malgré la météo. Dans le même temps, le trafic automobile a baissé de 20% sur les grands boulevards où nous avons créé une voie de bus plus rapide. Mais il ne s’est pas reporté ailleurs : il s’est évaporé.
De plus en plus d’habitants adoptent un mode de transport « low-tech », et une certaine anarchie, que nous voulons réguler, règne dans les rues piétonnes notamment. Les trottinettes en location en ont l’usage. Nous voulons obliger les constructeurs à limiter leur vitesse en zone piétonne. »

DEMINERALISER, RENATURER

Remettre en état l’espace public, et le rendre moins minéral, est l’une des tâches de Didier Jeanjean. Il y travaille notamment avec le bureau d’études en environnement, voirie et réseaux durables ALTO STEP, présent à Bordeaux, Paris et Lyon, spécialisé en résilience urbaine et adaptation des villes au changement climatique.
Redonner une meilleure santé à la ville passe d’abord par la remise en place du cycle de l’eau. « Le changement climatique implique des épisodes de pluies plus fortes, plus rares, et des épisodes de sécheresse plus intenses et plus longs, explique Isabelle Andorin, géographe-urbaniste chez ALTO STEP. Il faut permettre à nos pluies de s’infiltrer, dans une démarche low-tech, en mettant moins de tuyaux donc moins de matière, pour rejoindre les nappes phréatiques. Instaurer des parcs inondables, pour réguler les inondations, pour créer des îlots de fraîcheur. »
« La totalité de la zone de la Jallère, au nord de Bordeaux, a été sanctuarisée, une décision du Conseil municipal en 2020. Nous avons fait annuler le programme immobilier d’éco-quartier [annoncé en 2015, NDLR]. Sur ce site qui a servi de décharge, que nous allons dépolluer, nous allons préserver des espaces de zones humides, laisser la nature reprendre ses droits. Un simple chemin de randonnée permettra aux Bordelais de suivre cette renaturation.
La ville low-tech répond aux besoins du vivant, dans son ensemble ».

The Low-Tech City in 2040

Lire ou relire “La vie low-tech en 2040”, récit prospectif publié le 25 mars 2021 sur le site de l’Institut Paris Région, est l’occasion de questionner les promesses d’une ville low tech, et de s’y projeter dans vingt ans avec deux des auteurs, Odile Soulard et Philippe Bihouix. En attendant la parution en janvier 2022 de “La ville low-tech”, une étude menée par l’Institut Paris Région et AREP.

Interview d’ODILE SOULARD, économiste, urbaniste à l’Institut Paris Région
et de PHILIPPE BIHOUIX, ingénieur, directeur général du groupe AREP, essayiste.

QUE SIGNIFIE LOW-TECH ?

PHILIPPE BIHOUIX – Les définitions de « low-tech » foisonnent et c’est très bien. Je ne prétendrai pas en fournir une qui fasse autorité. Le mot a dû apparaître dans les années 70 ; certains l’attribuent à Ernst Friedrich Schumacher dans Small is beautiful. Il s’est diffusé avec « Le low-tech magazine » de Kris De Decker, créé en 2007.

Je l’ai employé [dans “L’âge des low tech”, 2014, NDLR] comme un pied de nez aux high-techs et au solutionnisme technologique : en face de chaque problème une solution technologique. Les villes consomment trop ? La smart city va optimiser son métabolisme. Elles souffrent des embouteillages et de la pollution ? On fera des voitures autonomes et électriques. Mais ces prétendues solutions engendrent elles-mêmes d’autres problèmes.

Pour moi, la low-tech est une démarche qui procède d’un triple questionnement.
D’abord celui de la sobriété. Le produit ou le service le plus « green » c’est celui dont on se passe. Pour ceux dont on ne peut pas se passer, il faut tout faire pour que l’empreinte environnementale soit la plus légère possible : carbone, matières employées, durée de vie des objets, réparabilité, facilité d’utilisation, tout cela doit être intégré lors de l’éco-conception. Plus grande autonomie et résilience sont aussi des questions à prendre en compte : est-ce qu’on veut des bâtiments et des services urbains – comme la distribution d’eau potable – qui, demain, ne fonctionneront qu’avec des pièces détachées qui arrivent d’un peu partout, fabriquées avec des matières premières extraites de cinquante pays différents, des services mis en place par des multinationales californiennes qui en détiendront les données quelque part du côté du cercle polaire ?
Enfin, troisième question, celle du techno-discernement. Il ne s’agit pas de rejeter en bloc les technologies, y compris numériques. Certaines innovations peuvent nous faire économiser des ressources et de l’énergie, remplir des services incroyables qu’un humain ne pourrait rendre.
Mais on est en train de dilapider des ressources qui ont été concentrées par la planète pendant des dizaines, des centaines de millions d’années, des ressources auxquelles les générations futures n’auront pas accès car on les recycle souvent très mal. Alors il va falloir faire un tri. Est-ce qu’on dilapide ces ressources pour mieux se soigner, avoir des pratiques plus respectueuses du vivant, ou pour faire des jeux vidéo en ligne en réalité augmentée ? Il faut se poser la question. Pour ma part je n’ai pas de problème avec la high-tech chez le dentiste ou sur la table d’opération du chirurgien. Par contre, je me pose la question de l’utilité du réfrigérateur qui fait ses courses tout seul ou du distributeur de croquettes pour chat à reconnaissance faciale.

FAUDRAIT-IL, POUR PLUS DE CLARTÉ, PARLER DES LOW-TECH POUR DÉSIGNER LES OBJETS LOW-TECH ET DE LA LOW-TECH POUR ÉVOQUER LA DEMARCHE ?

ODILE SOULARD – Je me garderais bien de trancher, mais ce sujet a été évoqué dans le cadre des discussions qui ont précédé la rédaction de la Note rapide “les low-tech, des innovations pour la résilience des territoires”, publiée en février 2020. Assez rapidement nous avons pris le parti de parler d’initiatives ou d’innovations low-tech, et de démarche low-tech.
Tout simplement pour ne pas réduire la low-tech au champ de l’objet technique et à la question : qu’est-ce qu’un objet low-tech ? Prenons l’exemple du vélo que Philippe Bihouix cite souvent. Les entreprises qui le fabriquent sont high-tech, mais c’est un objet low-tech une fois en main : il consomme très peu de ressources, il est facilement réparable…
Élargir cette idée à une démarche permet de l’appliquer à toutes les échelles : celle de la collectivité locale, du quartier, de l’immeuble, d’une entreprise, des salariés qui regardent de près leur chaîne de valeur et se demandent comment l’améliorer pour être plus sobres, plus résilients face aux risques.
Ce n’est pas seulement une démarche collective, c’est aussi une démarche individuelle. Elle nous met en capacité d’agir en nous donnant un cadre pour analyser nos enjeux et y répondre de manière plus sobre et résiliente. C’est à chacun de se poser les bonnes questions et d’y répondre.

VOUS AVEZ PUBLIÉ SUR LE SITE DE L’ISTITUT PARIS REGION, EN MARS 2020, UN RECIT PROSPECTIF INTITULÉ LA VIE LOW-TECH EN 2040. C’EST LE COVID QUI A MOTIVÉ CE RÉCIT ?

O. S. – Non c’est un hasard du calendrier. Chaque année, un thème réunit les agences d’urbanisme de France. Chacune apporte sa contribution. Le thème en 2020 était “Nos futurs heureux en 2040”. L’Institut Paris Région avait déjà travaillé sur les low-tech, pour la note rapide que je viens de citer. Il a trouvé que ce serait intéressant de pousser cette thématique en 2040, en intégrant au cahier des charges l’invention d’un futur heureux.
Ce récit prospectif, volontairement positif, s’est construit avec différents experts issus de l’économie, de l’environnement, de la mobilité, de l’aménagement, de la sociologie. Y ont été associés des experts du low-tech : Philippe Bihouix, Quentin Matheus du Low-tech Lab.
Dans un premier temps, nous avons essayé de nous figurer comment la low-tech pouvait être opérante dans les champs d’action de la ville : se loger, habiter, travailler, produire, se déplacer, vivre… Dans un deuxième temps nous avons dessiné un chemin pour y arriver. Nous avons restitué ce travail dans le cadre de la conférence annuelle de la Fédération nationale des agences d’urbanisme (FNAU), où il a fait l’objet d’une discussion, avant d’être publié.

EN QUOI EST-CE UN RÉCIT HEUREUX ?

O. S. – C’est un monde apaisé, où les gens trouvent leur place, un monde plus inclusif. Certes, certaines choses ne se font plus, mais d’autres occasions de sociabiliser, de travailler se présentent.
Comme « La vie low-tech en 2040 » remet l’humain au centre, et que l’homme a un certain rythme, nous avons inscrit le récit dans une temporalité qui nous semblait appréhendable. On prend le temps de faire les choses, de les apprécier. On enlève de la complexité pour remettre de la clarté, de la simplicité, ce qui favorise l’appropriation et la créativité des gens. Cela n’est pas possible sans un certain ralentissement.

Actuellement nous sommes souvent face à des interfaces que nous ne comprenons pas. Notre matériel est de plus en plus technique, complexe. L’usage est simple, mais on ne comprend pas comment c’est fait, ce que l’objet technique que l’on tient entre ses mains implique en termes de conditions de travail à l’autre bout du monde.
Je pense qu’il faut ouvrir la boîte noire.
Dans notre récit les gens peuvent comprendre ces objets sans être experts, se les approprier, et c’est satisfaisant. Dans un monde où tout va toujours plus vite, des gens restent au bord du chemin. La low-tech nous apprend une autre posture : à être plus inclusif, à faire davantage attention à ce que chacun trouve sa place, son rythme, s’approprie les choses à sa façon.

Nous avons pu d’ailleurs constater, lors de la construction de ce récit, combien le questionnement low-tech pouvait être opérant. Nous avons chacun notre domaine d’expertise : la biodiversité, l’aménagement, l’économie, etc. Quand on travaille à l’échelle de la ville, on aborde des sujets parfois antagonistes, on avance des idées difficilement conciliables. Il faut trouver des arbitrages. Imaginer la vie low-tech en 2040 a permis de créer des espaces de discussion entre nous, d’être plus productifs.

P. B. – Le récit est à la mode. Et on a besoin d’opposer des récits positifs aux récits dystopiques de l’effondrement, des pénuries, des migrations climatiques en masse, des famines et des guerres qui s’en suivent, exposés par des lanceurs d’alerte écolos. On a besoin d’envisager aussi toute la richesse sociale, cognitive, économique qui pourrait peut-être contrecarrer les défauts de la course en avant technologique actuelle.
On ne cherche pas à décrire un monde parfait, une utopie. On raconte que nous sommes confrontés à l’évolution démographique, au vieillissement, à la réduction du nombre de personnes par foyer, à des aspects sociologiques.
Dans ce contexte, il ne s’agissait pas de faire une description concrète de ce que serait le monde dans vingt ans : comment on fait ses courses, comment on transporte du matériel, comment on se nourrit, etc. C’est un exercice trop difficile, on se trompe souvent quand on décrit l’avenir.
Mais nous voulions souligner des évolutions majeures, à la fois culturelles et politiques : comment notre système de valeurs, notre morale, aurait évolué pour permettre un monde plus sobre, plus résilient, adouci, apaisé, et le rôle de la puissance publique dans tout ça.

LES REPRÉSENTATIONS ACTUELLES D’UNE VIE PLUS DOUCE CONVOQUENT SOUVENT TOUJOURS PLUS DE TECH, DES PORTABLES PLUS PERFORMANTS, DES HABITATS INTELLIGENTS, DES VACANCES DANS L’ESPACE.
COMMENT FREINER LE COURANT ET GÉNÉRALISER UNE DÉMARCHE LOW-TECH ?

O. S. – Chaque système de valeur est lié à une époque. Aujourd’hui par exemple, l’objet high-tech de luxe, comme le smartphone dernier cri, la voiture Tesla, suscitent l’envie parce que ce sont des marqueurs sociaux. Mais si la société, demain, valorise un objet parce que vous l’avez fait vous-mêmes, parce qu’il contribue au respect de l’environnement et de la société, vous y mettrez de l’affect, de la fierté d’avoir participé à quelque chose.

Cela n’interdit pas d’avoir le smartphone dernier cri ! Mais lui donner moins d’importance laisse la place à d’autres satisfactions. Je pense qu’il y a un équilibre à trouver en interrogeant nos représentations individuelles du progrès et ce que l’on valorise dans la société.
Dans vingt ans, on ne valorisera pas les mêmes choses qu’aujourd’hui.

Il y a déjà une prise de conscience collective que nos actions, notre mode de consommation ont un impact environnemental, social. Confrontés à des discours sur les enjeux environnementaux de plus en plus nombreux, nos comportements s’adaptent, nos centres d’intérêt changent. On a réfléchi à cela en construisant le récit.
Aussi a-t-on essayé de dessiner, à partir d’un autre ethos que l’hyperconsommation, un mode de vie épanouissant pour le plus grand nombre.
Le risque en ce moment, c’est que l’environnemental efface un peu le social. La démarche low-tech a toujours les deux en ligne de mire. C’est une boussole intéressante.

Les artistes, vecteurs d’imaginaire, peuvent contribuer à diffuser un imaginaire qui donne envie. Et nous pourrions nous inspirer de leurs pratiques professionnelles : les industries culturelles et créatives ont une capacité particulière à embrasser les savoir-faire. Le mix technologique est déjà là depuis longtemps dans le monde du spectacle ; les professionnels s’emparent du numérique autant que des matériaux ordinaires. Et beaucoup d’entre eux collaborent avec les habitants.

P. B. – De nombreuses civilisations avant la nôtre ont instauré des mécanismes pour contrer les rêves trop fous, l’envie d’une vie facile et paresseuse, les désirs absurdes de puissance. En occident, le poids de la « valeur travail », avec des maximes comme « L’oisiveté est mère de tous les vices », ou des versets bibliques du type « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » ; les Grecs anciens se méfiaient de la démesure, l’hubris et prônaient la juste mesure, chacun à sa place, les dieux d’un côté, les humains de l’autre : Ulysse refuse l’immortalité que lui offre Calypso, alors que les pontes de la Silicon Valley courent après…

Si la seule chose qu’on nous offre pour nous faire rêver c’est la conquête spatiale avec Bezos et Musk, l’intelligence artificielle avec Google et l’avènement du point de singularité de Ray Kurzweil en 2045, dans un monde d’abondance consumériste où on sera tous livrés par drone par Amazon dans de grandes mégapoles, j’ai du mal à appeler ça « progrès ».
Pourquoi ne pas mettre plutôt notre intelligence à décrypter le chant des baleines avec l’IA et le big data, plutôt que coder des cookies pour suivre nos profils de consommation et nous proposer des offres furieusement géolocalisées et personnalisées ?

LA VIE LOW TECH, CE N’EST DONC PAS REVENIR À LA MACHINE À LAVER A PÉDALE, MALGRÉ L’URGENCE CLIMATIQUE ?

P. B. – Il faudrait beaucoup pédaler pour arriver à faire la même lessive que celle faite par une machine électrique !
On voit de temps en temps de jolies expérimentations, en maraîchage par exemple, de sarclage avec des machines agricoles à pédales. Mais vous ne faites pas du labour à 20 cm avec l’énergie d’un pédalier ! La mécanisation de l’agriculture, c’est la dernière chose à laquelle il faudra renoncer. À moins de renvoyer tous les étudiants aux champs pendant plusieurs mois… ce qui ne suffira pas sûrement.

Il y a plein d’autres gisements d’économie d’énergie à exploiter avant d’en arriver là et de se casser le dos avant 60 ans.
À commencer par la mobilité. Se déplacer en voiture c’est déplacer 1,5 à 1,8 tonnes pour 150 kg de charge utile. Alors que demain on pourrait mouvoir une mini voiture de 400 kg ou un vélo électrique qui en fait 30 au maximum.
On jette un tiers de la nourriture à la poubelle ; on fait sillonner la planète ou l’Europe à des pièces automobiles pour économiser 3 francs 6 sous ; de l’acier français part en Italie, de l’acier italien vient en France ; des tomates italiennes sont vendues en Hollande, des tomates hollandaises en Italie… Évidemment ce n’est pas le même acier et ce ne sont pas les mêmes tomates, il y a des « raisons » économiques pour cela, mais quand même… quelle absurdité !
En convoquant la question de la sobriété, intelligemment choisie, réfléchie et décidée ensemble, on dégage des marges de manœuvre phénoménales qui permettraient d’économiser beaucoup de ressources et d’énergie.

SANS QUE CE SOIT AU DÉTRIMENT DU CONFORT ?

P. B. – Cela dépend de ce que l’on appelle confort. Est-ce qu’aujourd’hui la 5G c’est mieux que la 4G parce qu’on télécharge un film en trois secondes au lieu de six minutes ? Et tout ça dans un train à 300 km/h, s’il vous plaît, avec un nombre de couleurs, de pixels, d’images par seconde qui dépasse la résolution de l’œil humain… C’est cela qu’on appelle le confort ? Cela ne l’entamera pas beaucoup, alors, d’interroger nos « besoins » réels (comment vivions-nous il y a 10 ans ? 30 ans ? 50 ans ? étions-nous tous si malheureux ?), de brider un peu les « tuyaux » numériques au lieu de dérouler de nouveaux câbles transocéaniques et d’ouvrir de nouveaux data centers…

Au fond, les consommateurs hyper exigeants que nous sommes se révélent aussi très adaptables. La crise Covid l’a prouvé. Quand en télétravail un problème de connexion survient, que l’image se fige pendant quelques secondes, les gens l’acceptent très bien !
Et je pense que le fait d’aller vers un monde plus sobre, plus bienveillant et tolérant nous ouvre d’autres portes très intéressantes.
Comme rendre la rue aux enfants, à leurs jeux, aux relations sociales, en diminuant l’usage de la voiture ; remplacer les hypermarchés par des marchés, approvisionnés en circuits courts, de produits cultivés avec des méthodes plus respectueuses du vivant : ça fait aussi de meilleurs produits, de meilleure qualité.

COMMENT CONCILIER LOW-TECH ET PROSPÉRITÉ ?

O. S. – Low-tech ne veut pas dire low-cost. Ainsi un objet simple et durable, un service n’est pas forcément moins cher. Le modèle économique de l’entreprise low-tech n’inclut peut-être pas seulement la vente de l’objet, mais aussi sa réparation, son entretien dans le temps grâce à un service après-vente, et la relocalisation de certaines activités en proximité des bassins de consommation. Il y a des changements économiques à opérer pour la rendre rentable.
C’est juste une autre manière de faire, dans une sobriété de moyens, de matières premières et de ressources. Une autre manière de se soucier du travail humain aussi, puisqu’une entreprise low-tech essaye, dans la mesure du possible, de privilégier le travail humain à la machine.
Il y a des enjeux de fiscalité derrière tout cela. Mais ce n’est pas un monde où on a moins de rentrées d’argent au niveau des collectivités et de l’État.
Un rééquilibrage s’opère alors. Quand il y a une baisse des consommations inutiles, il s’ouvre une place pour une économie autre, attendue je pense des jeunes générations. Et les entreprises s’adapteront. Si elles veulent attirer les jeunes, il faut aussi qu’elles donnent du sens aux offres qu’elles proposent.

P. B. – Privilégier le travail humain à la production de la machine pose la question de la valorisation des métiers manuels, de leur rémunération. Certains des métiers les plus utiles sont aussi les plus mal payés. Au milieu du premier confinement, en 2020, quand ça commençait à se tendre, Emmanuel Macron avait salué le travail des gens en première ligne, caissiers, magasiniers, routiers, personnel d’entretien, etc. Il allait revaloriser les métiers « à chacun selon son mérite ». Cinq vagues plus tard on attend toujours. Rien ne s’est encore passé, à part la récente et ridicule prime inflation à 100 euros. Certaines personnes, engagées, tirent le diable par la queue en faisant un métier essentiel, et d’autres, des créateurs de startups qui ne servent, pardonnez-moi l’expression, à que dalle, font fortune ou vivent bien grâce au surplus de capitaux qui cherchent des débouchés. C’est un sujet.

COMMENT POUSSER DAVANTAGE LE LOW-TECH POUR RESTER SOUS LA BARRE DES 1,5° ET LIMITER L’EXPLOITATION DES RESSOURCES NON RENOUVELABLES ? FAUDRAIT-IL LÉGIFÉRER ?

O. S. – Nous ne sommes pas tous d’accord là-dessus. Certains disent qu’il faut y aller franchement, d’autres qu’il faut laisser les choses se faire, qu’elles se feront parce que l’on n’a pas le choix. Je pense qu’à l’échelle individuelle on est un peu tiraillés encore entre nos modes de consommation, la façon dont on travaille, nos vies quotidiennes en somme, et nos aspirations citoyennes. Il y a quelque chose à travailler… Mais à quelle vitesse et comment ? Est-ce que cela va être poussé par des chocs extrêmes comme le Covid, ou suivre son cours tout doucement ?

COMMENT VOYEZ-VOUS VOTRE QUARTIER LOW-TECH EN 2040 ?

P. B. – C’est celui d’une ville qui se fonde davantage sur l’intelligence de ses habitants. Une ville apaisée dans ses rythmes, plus décentralisée. On y trouve plus de fonctions, de petits commerces, d’endroits où se réunir. À côté de chez moi il y a un lieu de réparation, une recyclerie… Les gens ont un rapport différent à l’espace public. Il y a davantage de marchés, les gens se rassemblent plus souvent, plus longtemps dehors pour se rencontrer, prendre leurs repas, mais aussi échanger des objets. Ainsi on utilise l’espace public tantôt comme espace de circulation et de détente tantôt comme espace de vente en circuits courts ou d’échanges de tous les objets qu’on accumule chez soi : jouets, livres, outillage…

O. S. – En 2040, il y a plus de proximité. On fait plus de choses localement. Mon quartier s’est dédensifié, il est moins minéral. Il y a plus de place pour le vivant en général, pour la biodiversité. On comprend mieux les systèmes qui nous entourent, on s’en soucie plus et on les apprécie davantage
On mutualise les ressources, on travaille davantage en réseau, à l’échelle du quartier. Il y a de l’activité marchande ou non, comme le troc. Plus d’entraide, aussi. C’est une ville ralentie, apaisée.
Les travaux manuels et intellectuels alternent ou se mêlent : la journée est rythmée différemment et cela a eu des répercussions sur la façon dont on vit.
Pour des raisons de souveraineté, les activités industrielles se sont invitées à nouveau dans l’urbain, sur des modèles différents. Ce sont de plus petites structures, de plus petits établissements, des coopératives pour la plupart. Il y a davantage de diversité. On s’y sent bien.

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