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Transformer une rue à l’aide d’un coup de pinceau : quel avenir pour l’urbanisme tactique ?

6 minutes de lecture
Au cours de l’année 2020, la formule « urbanisme tactique » est subitement apparue en première page dans la presse pour illustrer les aménagements testés face à la crise du covid 19 : « coronapistes » cyclables tracées en jaune dans les rues, ou encore terrasses temporaires de restaurants et cafés en lieu et place des bandes de stationnement par exemple. Léger, économique, temporaire ou parfois transitoire, l’urbanisme tactique fait valoir ses nombreux avantages face à la crise.
Ces installations préfigurent-elles un aménagement de l’urbanisme pérenne ? Comment opérer harmonieusement la transition entre deux visions d’une rue ou d’une place ? Quels enjeux sociaux et culturels, pour quels impacts en termes d’usages ? Quelles initiatives peuvent venir des habitants d’un territoire ?

En réponse à de nouveaux besoins des habitants, à une évolution des objectifs d’une ville, ou face à une crise, l’urbanisme tactique permet une adaptation très rapide de l’espace public. Ainsi, en France, les enjeux de mobilité face à la crise du coronavirus ont encouragé de nombreuses villes à réaliser des aménagements temporaires : 210 kilomètres de pistes cyclables temporaires ont ainsi été créés à l’été 2020 dans la métropole du Grand Paris. Le Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement) a d’ailleurs mis en ligne en Juin 2020 un guide des Aménagements Cyclables Provisoires en réponse à cette forte demande. Mais le terme « urbanisme tactique » n’a pas été inventé par des municipalités ou des pouvoirs politiques centraux.

L’habitant au centre de la démarche

Le terme a en effet été popularisé aux Etats-Unis dans les années 2000 à l’initiative de collectifs citoyens. L’usager, alors au centre de la démarche, expérimente des installations mises en place rapidement et à moindre coût. Il utilise pour cela une panoplie d’outils, comme la signalétique, la peinture, les plantations, le mobilier urbain, des éléments suspendus ou fixés au-dessus de la rue… Les premières expérimentations d’urbanisme tactique relèvent de l’informel et se font le plus souvent hors de tout cadre. Le concept a été marqué en 2005 par le collectif Rebar, qui a transformé de manière temporaire une place de parking de San Francisco en « parc public » avec un banc et un arbre en pot pour une durée de 2 heures. Depuis, ce type d’installations temporaires, à petite échelle et à coût réduit, essaime dans le monde, notamment lors du « Parking Day », évènement mondial du troisième week-end de Septembre. En Amérique latine cette-fois, et face aux nombreux accidents de la route du quotidien dans la ville colombienne de Medellin, le collectif “ Movilidad Humana ” a réalisé des aménagements légers, mais très visuels, à l’intersection de deux avenues accidentogènes, afin d’encourager les automobilistes à ralentir. Cet aménagement léger à base de peinture, de jardinières et de bandes réfléchissantes fournit des résultats concluants : le nombre d’accidents à cet endroit est réduit drastiquement depuis cette intervention.

Inventer de nouveaux usages de l’urbanisme

Les municipalités se réapproprient désormais ces outils. En Suède, l’agence nationale d’innovation Vinnova, projette aujourd’hui de transformer d’ici 2030 toutes les rues du pays avec les habitants. La méthode, « repenser l’espace devant sa porte d’entrée et celle de ces voisins » est expérimentée dans 4 villes et passe en premier lieu par la transformation des bandes de stationnement avec l’installation de modules démontables installant différents mobiliers urbains : bancs, tables de picnic, transats, jardinières, etc. L’objectif social plus large consiste à impliquer les citoyens dans les décisions urbanistiques, en commençant par « le bas de la porte », pour les pousser à s’approprier le commun que constitue la rue. De la même manière, le gouvernement de Nouvelle-Zélande a décidé d’investir plus de 7 millions de dollars néo-zélandais (3,8 millions d’euros) dans un appel à projet d’urbanisme tactique pour repenser les espaces publics des villes du pays.  

Le temporaire cache-t-il des ambitions sur le long terme pour l’urbanisme ?

Les aménagements d’urbanisme tactique sont-ils destinés à disparaître ou à rester pérennes ? Dans le cadre d’une publication, nous avons posé la question à Benjamin Pradel, sociologue, consultant chez Kaléido’Scop et cofondateur d’Intermède. Sa réponse laisse la porte ouverte à différentes issues : « Les aménagements temporaires de l’espace public, dits tactiques, peuvent avoir différents aboutissements. » Face à des évènements particuliers, ou face à des crises, ils peuvent être véritablement temporaires ; mais dans d’autres circonstances, leurs usages peuvent s’avérer tellement pertinents qu’ils deviennent pérennes : « Dans la mesure où les intérêts qu’ils apportent sont évalués comme supérieurs aux externalités négatives, ils sont pérennisés et on dira alors qu’ils auront été des aménagements “ de transition ”. » De plus, une installation temporaire laisse toujours des traces dans la société. « Il faut garder à l’esprit que le réversible dans l’espace public ne signifie jamais revenir au point de départ. L’incarnation physique de l’aménagement est réversible, mais le temps est un continuum : quel que soit l’aménagement que l’on met en place, il laissera des traces dans les usages qu’il aura fait évoluer, les conflits et débats qu’il aura pu générer ou encore les nouvelles représentations des lieux qu’il aura su engendrer ».

Transformer en transition

On peut alors faire émerger un parallèle avec l’urbanisme transitoire, appliqué ici à l’espace public. Certains aménagements sont même expressément imaginés pour une transition vers leur pérennisation, toujours selon Benjamin Pradel : Ils servent alors « de support à une forme de participation, de communication ou de démonstration par l’usage de ce qui peut être fait dans un projet d’aménagement. » Ainsi, certaines villes initient des démarches de participation pour préfigurer un plan de long terme. Pendant les mois d’octobre et novembre 2017, six workshops ont été organisés avec les résidents de Jersey City dans les endroits jugés “ peu sûrs ” pour les piétons. Il s’agissait de modifier les tailles des trottoirs à l’aide de peinture au sol, d’ajouter du mobilier temporaire, de faciliter la signalisation, etc. Ces workshops ont permis de faire des retours pour l’élaboration du Plan Piéton de la ville. De même, à Miami, environ une centaine de places de parking sur Biscayne Boulevard ont été transformées en espaces publics pendant trois semaines. Parcs à chiens, espaces de danse, zones d’assise ou aires de jeux pour enfant… Cet espace a été visité par 17 000 personnes sur une durée de trois semaines, et fait désormais l’objet d’une réflexion sur le long terme, pour la transformation des parkings en espaces publics et le réaménagement du boulevard. On peut aussi mentionner l’exemple de Paris. Après l’expérimentation pendant des évènements temporaires – les dimanches piétons et le mois de Paris Plage au mois d’Août – pendant plusieurs années, les berges de Seine ont finalement été rendues définitivement piétonnes, d’abord sur la Rive Gauche puis sur la Rive Droite. Mais cette piétonnisation comporte elle-même une approche réversible : elle a été réalisée initialement avec des aménagements légers, démontables, pour la plupart en bois, et permettant d’être rapidement retirés s’il fallait rendre cet espace à la circulation automobile, ou les remplacer par d’autres aménagements destinés à d’autres usages.

Tester pour bénéficier de retours d’expérience précieux

Ainsi, les festivals Paris Plage et les dimanches piétons ont permis de tester cette interruption de la circulation automobile, mais aussi de populariser l’usage des berges par les familles, sportifs et pour des moments conviviaux, entraînant de fait une adoption rapide des nouveaux espaces après la transformation – et ce malgré une vive opposition de nombreux usagers de la route. De la même manière la capitale colombienne, Bogota, avait instauré depuis le début des années 2000 la Ciclovia, ou “dimanches cyclables”, en suspendant une partie du trafic routier au profit des vélos. Pendant la période de crise sanitaire, la municipalité a ajusté le nombre de kilomètres de pistes supplémentaires au besoin constaté en temps réel. La frugalité des aménagements d’urbanisme tactique permet en effet de tester et capitaliser sur les retours d’expériences, et de pérenniser les installations de manière plus argumentée et réfléchie.

En résumé

Qu’elles soient portées par des collectifs citoyens, des municipalités ou d’autres institutions publiques, des initiatives rapidement mises en place et économiques émergent dans les villes. Il peut s’agir d’installations provisoires, ou en phase de test avant une éventuelle pérennisation. On peut aussi voir ces installations comme la déclinaison de la réversibilité dans les espaces publics. Pour en savoir plus, consultez le cahier de tendances « Espaces Hybrides, Villes en Transition » en libre accès sur le blog Bouygues Construction.